En mai 2015, la directive 2015/849 de l’Union européenne (UE) a introduit le registre central des bénéficiaires effectifs, en vue de lutter activement contre le blanchiment d’argent et le terrorisme. Depuis lors, chaque État membre doit au minimum prévoir un registre dans lequel figure toute personne physique ou morale détenant au moins 25 % du capital ou des voix d’une société établie sur son territoire. Initialement limité aux individus présentant un intérêt légitime, l’accès au registre a été étendu au grand public par la directive 2018/843, dont l’objectif consiste à augmenter la transparence.
Or, en novembre 2022, la Cour de Justice de l’UE (CJUE), saisie par les juridictions luxembourgeoises, a invalidé ce principe de l’accès élargi, invoquant le respect de la vie privée et la protection des données personnelles. Par cette pesée d’intérêts historique, la Cour a mis en avant une « ingérence grave », se prononçant ainsi à contre-courant des développements anti- blanchiment dans les pays de l’OCDE.
Début 2022, le Groupe d’action financière (GAFI) introduisait à son tour, comme norme minimale, la mise en place d’un registre. Ainsi, le GAFI modifiait ses recommandations en termes de lutte contre le blanchiment et soumettait par la même occasion la Suisse à une pression supplémentaire en matière de registre.
Dès lors, en octobre 2022, le législateur a initié un projet de registre fédéral des bénéficiaires effectifs. En août 2023, le gouvernement suisse a lancé une nouvelle consultation, proposant des obligations de diligence visant les professionnels du conseil juridique chargés de la mise en service du futur registre.
PROJET D’OCTOBRE 2022
En décembre 2021, le Conseil fédéral constatait, dans un rapport d’état à la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des États. (CER-E), que son cadre en matière de transparence et d’identification des ayants droit économiques des personnes morales pourrait être amélioré. Suite aux nouvelles recommandations du GAFI, un alignement législatif était alors attendu de la Suisse. Le Conseil fédéral a donc chargé le Département fédéral des finances (DFF) d’élaborer, d’ici au deuxième trimestre 2023, un projet de loi visant à accroître la transparence et à faciliter l’identification des ayants droit économiques des personnes morales.
Le DFF a été chargé de réaliser, en collaboration avec le Département fédéral de justice et police (DFJP), un projet de loi visant à accroître la transparence dans ce domaine et à faciliter l’identification des ayants droit économiques des personnes morales. L’un des principaux développements prévus demeure l’introduction du registre central d’identification des ayants droits économiques[1].
De ce fait, le Conseil fédéral a mis sous consultation, jusqu’au 29 novembre 2023, son projet de loi. Selon ce projet, les sociétés devront établir et vérifier l’identité de leurs ayants droits économiques. Ces informations seront transmises aux départements compétents qui devront tenir ce registre.
La loi devrait s’appliquer aux personnes morales de droit suisse (SA, Sàrl, coopératives, etc.), ainsi qu’à celles entretenant un lien étroit avec la Confédération. Au total, plus de 550’000 sociétés seraient concernées. La plupart devrait jouir d’une procédure simplifiée. Une fois inscrite au registre du commerce, un délai d’un mois sera imparti à l’entité juridique pour notifier au registre central les informations concernant les bénéficiaires effectifs ainsi que les caractéristiques et la portée de leur influence. Toute modification sera transmise dans les mêmes délais.
En vertu de ce projet, la Suisse devrait parfaire son système financier pour offrir un dispositif performant de lutte contre la criminalité financière et pallier ainsi quelques lacunes existantes.
Par cette consultation, le Conseil fédéral s’aligne avec la juridiction européenne en proposant un registre d’actualité avec un accès limité. En outre, les intermédiaires financiers devront se soumettre à des obligations de diligence qui les pousseront parfois à requérir des informations sur certains ayants droits économiques.
LES OBLIGATIONS DE L’AVOCAT ET DU NOTAIRE
Le projet législatif prévoit des obligations de diligence, notamment lors de la création de sociétés, pour les avocats et les notaires exerçant une activité de conseil juridique, dite «.à risque ». Ainsi, d’après une règle déjà établie dans le secteur financier, ces derniers devront identifier l’ayant droit économique, l’objet, ainsi que le but poursuivi pour chaque transaction.
Ce point est toutefois controversé, dans la mesure où il soulève la question de la protection. Le projet de loi souligne que les avocats et les notaires ne devront pas communiquer d’informations au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS), puisque protégées par le secret professionnel.
Pour veiller à la bonne application de leurs obligations, un organisme d’auto-régulation sera introduit. En outre, le Conseil fédéral permettra au DFF de prononcer des sanctions pécuniaires pour les cas les plus critiques.
Ces mesures viennent concrétiser la volonté étatique de soumettre de manière plus prononcée les avocats et les notaires aux dispositions en matière de lutte contre le blanchiment d’argent. Si, avec la révision de la loi sur le blanchiment d’argent (LBA) de janvier 2023, le Parlement avait refusé d’assujettir les avocats et les notaires, la tendance semble s’inverser aujourd’hui. En février 2023, lors d’une prise de parole diffusée par les journaux alémaniques du groupe de presse Tamedia, la conseillère Karine Keller-Sutter évoquait la nécessité d’assujettir ces intermédiaires en réduisant «.le plus possible la zone vulnérable.». Avec ce projet de loi, le Conseil fédéral resserre un peu plus la marge d’action de ces professionnels et vérifie par la même occasion ce discours.
CONCLUSION
Le projet de loi introduit par le Conseil fédéral s’approche des exigences européennes et internationales du GAFI. Il s’est progressivement imposé pour maintenir la Suisse au rang de place financière concurrentielle. Les exemptions passées des intermédiaires financiers sont peu à peu levées, tout en respectant le secret professionnel. Aujourd’hui la lutte contre le blanchiment vise une transparence réfléchie et respectueuse des intérêts privés. A l’issue de cette consultation du 29 novembre 2023, le Conseil fédéral soumettra le message au Parlement, au courant de l’année 2024.
[1] Définition alignée à celle de l’UE. Ainsi il s’agit des personnes ou entités qui détiennent au moins 25 % du capital ou des voix d’une société.
THE GOVERNANCE LAW FIRM